mardi 3 mars 2009

Père Joël

Une petite histoire "sympa" qui a gagné un prix sur le site du journal le Matin -----> www.lematin.ch 



1 commentaire:

  1. Par une froide nuit d'hiver, dans les délices glacés des remontées de smog d'une grande ville pourrie par la joie de Noël, un type termine de siroter sans plaisir un vin vinaigré d'une couleur peu commode. Il est vêtu d'un long manteau bleu, avec un jogging troué et des bottes de couleurs différentes mais d'apparence similaire, de fait que l'on ignore si ce sont elles ou les boîtes de cirage qu'il a été difficile de se procurer.

    Père Joël on l'appelle. On lui a prédit, à une époque qui lui paraît n'avoir jamais existé, un avenir brillant, car il était débrouillard, quoiqu'un peu indiscipliné. Maintenant, il écume les rues en mendiant, n'ayant pour seule préoccupation que d'être gorgé de vinasse de manière continue, et de ne pas s'endormir sur les seringues abandonnées par ces jeunes mal éduqués et toxicomanes, mais qui ont au moins la chance de se sentir partir durant les quelques secondes de leur flash d'héroïne.

    Las de sa bouteille, Père Joël, barbu sale et habitué du quartier de New Growth, balance dans une courbe dilettante le verre qu'il tient en main. Au même moment, le chef d'une bande de jeune survitaminée à la cocaïne manque de se faire assommer par le projectile, et il ne faut pas plus d'une seconde pour que le tout parte en vrille. Supportant l'odeur nauséabonde et l'haleine de mort du clodo, les gosses énervés lui fourrent une série de pilules hallucinogènes dans le bec, de quoi faire voir des fées en chaleur à un éléphant rose sous Prozac, durant plusieurs décennies.

    Parti pour s'envoler, Père Joël commence à démonter son antre: un carton sale, puant, une couverture qui n'a rien à lui envier, quelques journaux avec des images de publicités pour shampoing, pour avoir de quoi se masturber. Le clochard dépiaute le tout, se voyant remanier des bibliothèques démesurées, classer des livres rarissimes dans la chaleur des bougies qui brûlent lentement et inondent de bien-être l'immense salon dans lequel il se trouve. Il plie le tout, le pose sur un chariot de course façon clodo moderne, et part récolter de quoi partager son extrême bonheur avec son entourage. C'est normal, c'est Noël.

    En passant par la rue des putes, les femmes à moitié nues - ne prenant pas froid grâce à l'important tournus des déprimés hivernaux en manque d'affection - lui paraissent être de petites fées avenantes à la poitrine souriante, virevoltant sur fond de musique de dessins animés, laissant notre ami entre perplexité candide et émoustillement préadolescent. Dans un petit: «Donnez-moi du bois, du fer ou de l'argent, pour construire des jouets, aux tous petits enfants» débile mais touchant de naïveté, l'homme ivre et défoncé se fait remplir son chariot d'un tas de pacotille bienvenue pour ses projets futurs: barrettes, pinces à linge, tampons, capotes, crayon bientôt terminé et même un chewing-gum inutilisé. Père Joël a du pain sur la planche, et la nuit de noël risque d'être longue.

    Marchant un peu plus haut dans le quartier de New Growth, son chariot distillant une pathétique musique de cliquetis et de bric-à-brac qui s'entrechoquent, Père Joël passe de montée en montée, non pas qu'il soit en train d'escalader une colline, mais les pilules se révèlent à lui par vagues successives, façonnant son monde à leur guise, en utilisant son propre cerveau pour projeter les facéties les plus facétieuses.

    Dans une ruelle glauque au possible, squattée par la crème des poivrots, une petite bande désireuse de s'exclure des festivités du 24 décembre tente de s'endormir paisiblement, dans les engueulades, les insultes et les éructions. Père Joël, sur la stratosphère des clochards allumés, les mobilise en un tour de main pour qu'ils récupèrent toute la quincaillerie et autres babioles qu'il colporte depuis le bas de la rue, et en faire des constructions dont il serait indigne de simplement avoir l'idée de les appeler des jouets.

    Affairé, décidé, menant son équipe de lutins édentés au nez rouge, pieds nus, beuglant comme des vaches réveillées par l'orage, le clodo des clodos emporte finalement un caddie plein de babioles informes, sales, dégoûtantes et inutiles. Fier comme un vrai bienfaiteur, dans un monde oscillant entre le jardin enchanté des vierges avenantes et le paradis perdus des elfes adeptes d'orgies, Père Joël clame dans un strident «Iiiiiiiiiii, iiiiiiiii, iiiiiiiiiiii», qu'il vient livrer des cadeaux aux enfants de la terre entière, en l'occurrence les trois chasseurs postés à l'entrées des quelques hôtels de luxe qui se font face, de manière menaçante, sur New Growth.

    Fière de son office, Père Joël, las, s'effondre sur la devanture d'un magasin, et continue sa mission philanthropique dans son sommeil. Il se réveille quelque temps plus, malgré les coups de pied pour le sortir de son incommodant sommeil, avec ce sourire noir et blanc si caractéristique.

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