mercredi 7 octobre 2009

Abandon

Une nouvelle de Lina Mosacci

C’était en 1485, j’avais 15 ans. Léonard de Vinci vivait à Milan où il avait obtenu des mandats pour décorer des églises. Il revenait de temps en temps rendre à visite à Laurent de Médicis. Grâce à ses nombreux contacts, il espérait que le banquier florentin allait le mettre en relation directe avec les papes pour des réalisations prestigieuses. Sixt IV, qui ne lui avait pas confié la décoration de sa chapelle construite à Rome, était un vieillard. Peut-être son successeur allaient-ils lui proposer de décorer la chapelle à nouveau. A cette époque, certaines peintures et enduits étaient fragiles, et les artistes n’attendaient que le moment où les fresques des concurrents allaient être endommagée pour reprendre leur rôle et refaire celles qui n’avaient pas passé l’épreuve du temps.

J’étais avec mon maître devant le Palazzo Vecchio, là où se montraient les dernières œuvres. Les Florentins avaient pour tradition de découvrir une œuvre d’art sur la Piazza della Signora. Si le public l’appréciait, l’œuvre était viable et considéré comme Art. Sandro Boticelli y présentait « la naissance de Vénus », et le public s’était massé pour voir cette œuvre sur laquelle apparaissait une femme nue. Lorsque le chef-d’œuvre fut dévoilé, je restai bouche bée. En un instant, j’étais entrée dans le tableau. Je sentais le souffle de Zéphir caresser ma peau nue, le regard instantanément amoureux de Cupidon, la chaire généreuse qui emplissait la robe de Heure, et moi, Vénus, et ma main remontant doucement sur le haut de mes cuisses dans un geste à la fois pudique et érotique. Avec une douce chaleur emprunte de désir m’est venue une soudaine envie de dessiner. Je quittai mon maître, occupé à discuter, pour aller me cacher dans une ruelle. Sous ma robe, je dissimulais toujours un morceau de papier et du fusain, afin de pouvoir rapidement dessiner des croquis lorsque le repas cuisait ou que j’avais terminé la lessive plus tôt. Si mon maître voulait me montrer des chefs d’œuvres et m’éduquer comme sa fille, il détestait l’idée que je puisse devenir une artiste. Je dessinais depuis toute petite, et me faisais réprimander à chaque fois sans explications.

Cachée dans la ruelle, je dessinai frénétiquement, assise sur le pas d’une porte. Mon cœur frappait sur ma poitrine, je sentais ma respiration chauffer, mon sexe tout autant. Je découvrais un plaisir physique nouveau, en même temps que celui d’être confrontée à une grande œuvre d’art. J’avais peur que le démon me prenne, en même temps qu’une envie folle de me retrouver nue comme Vénus, de me caresser, que l’on me regarde. Au milieu de mon troisième croquis, mon patron surgit en hurlant. Il me tira par les cheveux, vit mes dessins et les déchira en me les jetant au visage. Puis il me gifla, me faisant tomber à terre, et me dit de me calmer et de le rejoindre sur la place en cessant de lui faire honte. Ses chaussures claquèrent le sol de la ruelle comme si elles désiraient elles-mêmes me frapper. Je mis de longues minutes à me remettre. Je n’osais retourner devant le Vieux Palais mais j’y étais contrainte. Je n’ai compris qu’aujourd’hui les gestes de cet homme. Il me considérait comme sa fille, mais était incapable de me manifester son amour. Quand il me battait, c’était lui qu’il frappait. C’était un artiste refoulé, qui avait choisi la magistrature pour s’assurer un bon avenir.

Plongée dans mon malheur, je ne remarquai même pas la présence d’un homme à mes côtés. Il était d’âge mûr, une trentaine d’année, bien habillé et très fin dans ses manières. Il portait une longue barbe, un chapeau bouffant, serré sur la tête à l’aide d’une petite corde, une cape et une sorte de carnet sur lequel on pouvait voir des croquis. Lorsque je levai les yeux, je vis le regard le plus profond et le plus lumineux qu’il m’avait été donné de voir jusque-là. L’homme m’observait comme s’il cherchait à comprendre quel était mon malheur. En me plongeant dans son regard, je me sentis instantanément mieux. L’homme regarda mes dessins déchirés, puis me demanda qui les avait faits. Je répondis que c’était moi.

Tout alla très vite. Comme une sorte de simplicité évidente, Léonard installa pour moi un atelier dans lequel je pouvais aller me cacher pour peindre et dessiner. Quand il était à Florence, il venait me donner des conseils, lorsqu’il était absent ou qu’il se consacrait moins à la peinture, il m’envoyait des lettres de critiques qu’ils faisaient lire ou réciter par l’un de ses apprentis. J’avais toutes les peines du monde à cacher mon secret. Mon maître me battait sans raison, car il n’avait plus de preuve que je dessinais mais sentait que je lui mentais. Il devenait vieux, et ses coups me faisaient de moins en moins mal, mais mon cœur se déchirait à chaque fois qu’il levait la main sur moi. Même s’il était dur, il était le seul père que j’avais eu. Car Léonard n’était pas une figure paternelle pour moi, il était le Zéphir que j’aurais voulu voir m’observer nue, et dont le souffle m’aurait caressée pour l’éternité. Je rêvais de faire des enfants à Léonard, d’être sa femme, sa muse, j’aurais même cessé de peindre moi-même pour figurer sur une seule de ses peintures. Mais nous devions garder notre relation secrète, nous voir le moins possible. Je devins vite une vielle fille, mon maître mourut en me tenant la main. Je peignais de plus en plus, et à mesure que grandissait mon talent pour le dessin, s’étendait l’amour que j’éprouvais pour de Vinci.

Un soir, à la lumière des quelques bougies de mon atelier, je me regardai dans un miroir sale, en essayant de distinguer ma forme, et tenter de comprendre de quoi elle était faite. Je ne me trouvais pas laide. Je voyais bien, dans les rues, que je plaisais à certains hommes. Il m’arrivait même de me caresser voluptueusement en repensant à la convoitise et aux regards des garçons qui me courtisaient, et au moment culminant de mon plaisir, j’imaginais que c’était Léonard qui était contre moi. Il me disait qu’il m’aimait, que son sexe et son cœur m’appartenaient. Il m’embrassait le coup, puis me peignaient, nue, dans des tableaux cent fois plus beaux que ceux de Boticelli. Excitée, humide de chaleur et d’émoi, j’observai mon reflet, et imaginai le désir de Léonard et le contemplant. Je pris un crayon, et commençai à me dessiner, dans un monde imaginaire. J’étais tellement émue que j’oubliai de me dessiner des cils, et que le paysage derrière moi était incohérent. Je voulais brûler ce papier, mais je vis, une fois le travail terminé, que je m’étais dessinée comme j’aurais voulu que Léonard le fasse. J’étais devenue son égal par le talent, grâce à mes songes. Je pris peur. Nous étions en 1503, mes trente-deux ans ne me permettraient plus de me marier, je vivais recluse, n’osant dire à qui que ce soit qu’une femme sans condition peignait à l’égal des maîtres. Je m’enfuis.

Quelques années plus tard, alors que je travaillais comme cuisinière dans la région de Turin, le roi François 1er conquis le nord de l’Italie. Je n’étais aucunement au courant du rapport qu’il entretenait avec Léonard. Celui-ci avait décidé d’accepter l’invitation du roi de France à venir s’installer sur ses terres. Un jour, alors que je me dirigeais vers le nord de la ville pour aller au marché, je vis un attroupement autour d’un vielle homme à barbe juché sur un âne. Il était accompagné d’un autre, et tous deux avaient l’apparence de Florentins. Deux Turinois, apparemment renseignés, avaient chahuté le barbu, qui avait aussi emporté avec lui trois tableaux. Prêchant le mensonge, ils avaient deviné qu’ils étaient en face du célèbre Léonard de Vinci. Le ton était monté lorsque les provocateurs l’avaient accusé de trahison et d’abandonner son pays pour l’envahisseur. Les gardes français étaient alors intervenus, juste au moment où l’un des Turinois avait sorti son couteau pour éventrer un tableau représentant une femme. Je m’étais postée un peu dissimulée, mais tout de même assez proche pour observer la scène en détail.

J’étais éventrée de reconnaître Léonard. Mon cœur battaient de manière insupportable, et juste avant que je ne commence à pleurer, je vis le tableau, posé à terre contre ses genoux, me faisant face. C’était mon dessin. Celui que j’avais fait avant de quitter Florence pour toujours. La colère sécha mes larmes et me mut, si bien que sans réfléchir je partis en courant à l’autre bout de la ville. Le seul homme que j’avais aimé m’avait trahie. Deux fois.

Je ne dormis pas cette nuit-là. J’étais secouée, énervée, triste. Je me levai, mis un châle, puis marchai jusqu’à la place du délit. En regardant l’endroit où se trouvait le tableau qu’il m’avait volé, toutes mes émotions me secouèrent à nouveau. J’en avais trop pour les retenir, trop même pour les exprimer en peinture. Je ne dessinais de toute façon plus depuis que j’avais quitté ma ville natale. Alors je me mis à marcher. Mes sandales claquaient dans la nuit, du même son que celui que j’avais entendu lorsque mon père adoptif avait déchiré mes dessins, et que Léonard m’avait trouvée effondrée dans une ruelle. Je marchai jusqu’au levé du jour. J’avais trois sous en poche, de quoi m’acheter une miche de pain dans le premier village que je trouvai. Toujours sans réfléchir, guidée par la haine, je continuais mon périple en direction de la France, me rapprochant des montagnes. Je cueillais des fruits, je mangeais des grains de blé récoltés directement dans les champs. Je voulais juste avoir assez de force pour passer de l’autre côté. J’avais assez de haine pour ignorer la douleur et mes pieds en sang. Après deux jours de marche, je parvins déjà aux pieds des sommets alpins. A mesure que je grimpais, je sentais sa présence se rapprocher, en même temps que la température descendait. Je savais qu’il avait emprunté cette route précise, que son âne l’avait porté là où je mettais mes pieds, mais surtout que le tableau, MON tableau, serait bientôt à portée de ma main. Je me mettais à rêver éveillée, à somnoler.

La neige commence à tomber vers le sommet du col que je franchis, mais je ne peux déjà plus continuer. Je suis transie, lasse. Même ma haine me quitte. Je n’ai pas la force de trembler. A mesure que ma vie s’éteint, tout devient clair. Léonard aime ce garçon, ce roi. Il aime cette force et cette lubricité que je n’ai jamais connues, par amour pour lui. Il aime la terre entière, le sexe bandé de tous les hommes qu’il a croisé, mais il ne m’aime pas. Il a respecté mon image. Tellement, qu’il a emporté mon sourire ambigu dans son exil. Je ferme les yeux, je revois Léonard, il y a trente ans, frotter son sexe au mien et me donner la seule chose que j’aurais échangée contre ma peinture. Un enfant de lui.